Monsieur le Ministre,
Je viens de parcourir votre dernier
ouvrage "Qu'est-ce qu'une vie réussie ?"
Comme vous l'écrivez, nous vivons
aujourd'hui en Occident, sans en avoir pris encore la mesure, une mutation à
nulle autre pareille, un bouleversement si imprévu que les prêt-à-penser
élaborés au XXème siècle ne suffisent plus à cerner (page 73).
En outre, l'irruption dans notre société
de tradition judéo-chrétienne d'une immigration de culture musulmane à natalité
débordante pose un problème qu'il serait historiquement, philosophiquement et
politiquement extrêmement grave de nier.
Concernant
ce problème, bien qu'il ait été prévisible, on ne peut être que pragmatique.
L'enfant, puis adulte, n'est pas acteur de son origine, pas plus que le
huitième enfant non désiré d'une famille nombreuse, et il faut tout faire pour
qu'il ne se sente pas victime d'une discrimination absurde, quelle qu'elle
soit. En revanche, son entrée dans la société d'accueil présuppose qu'il en
accepte ses lois.
Vous réaffirmez à la page 48 ce grand
principe de la République, que, dans le domaine des croyances religieuses, l'Etat
moderne est, tout simplement neutre, qu'il ne recommande, n'interdit ni
n'impose rien. L'intention est louable mais si neutralité est synonyme de
laisser faire, je crains qu'il n'y ait là quelque utopie annonciatrice de
lendemains fort douloureux. Selon moi, le devoir de l'Etat est de permettre ou
de favoriser l'évolution de la société, y compris dans le domaine des croyances
religieuses. En effet, seule l'évolution de ces croyances permettra d'éviter ce
que certains redoutent : le choc des cultures.
Dans cette optique, les jeunes Français et
Françaises issus de l'immigration qui vont dans ce sens d'évolution doivent
être soutenus, c'est une évidence. Car, comme l'a écrit André Comte-Sponville, la
France, c'est une histoire à continuer.
Mais revenons à votre ouvrage que je
résume en trois mots : enchantement du monde, désenchantement et puis -
votre thèse - réenchantement mais sous une autre forme. Dans ce bouleversement
imprévu, comment peut-on demander à des professeurs d'enseigner le fait
religieux comme si rien n'avait changé depuis les temps anciens ? A leurs
questions, votre livre peut-il être, avec d'autres, un essai de réponse ?
Votre démonstration philosophique est
rigoureuse, mais je me pose toutefois des questions sur la fiabilité des
interprétations historiques sur lesquelles vous fondez votre raisonnement.
Les premières réflexions sur "la vie
bonne", c'est en Grèce qu'on les découvre, chez Platon, Aristote et autres
philosophes, certes, mais aussi - il ne faut pas le négliger - dans l'Iliade et
l'Odyssée, ainsi que dans les documents archéologiques, entre autres. Or, dans
cette bible de l'époque que furent l'Iliade et l'Odyssée, dans les très
nombreuses poteries grecques décorées, apparaît, derrière le voile d'une
mythologie qui parfois nous déroute, un idéal très puissant et inébranlable
qu'il faut bien appeler "patriotisme".
Le dictionnaire donne la définition
suivante de la patrie : nation dont on fait partie ou à laquelle on se
sent lié. La définition du patriotisme étant le dévouement à la patrie,
c'est-à-dire à la nation, j'en déduis que l'idéal grec était déjà - je reprends
votre formule - une transcendance horizontale dirigée vers les autres, dans le
cadre toutefois limité de la cité. Cet idéal n'exclut pas une espérance de
survie dans un cosmos ordonné, mystérieux et divin. Bref, déjà au temps des
Grecs, au-delà de la morale et des croyances mythologiques, il y avait... le
patriotisme.
C'est ce patriotisme de cités, d'Athènes,
de Sparte et d'autres, qui, en évoluant dans un patriotisme élargi, a enfanté
cette Grande Grèce dont nous sommes les enfants.
Vous avez le grand mérite d'avoir compris
que l'évangile de Jean - pour moi, de Jean-Baptiste - marque un véritable
tournant dans cette histoire. L'évangile de Jean est-il un détournement de
l'héritage grec (page 313) ? Peut-être, mais c'est aussi une révélation...
somme toute logique. L'intuition de Jean est que le logos, qui ne se trouvait
pour les philosophe grecs que d'une façon diffuse dans le monde, y compris dans
le ciel, se trouve également dans l'esprit de l'homme et que c'est dans
l'esprit de l'homme que ce logos continue ses œuvres. L'homme-poussière
cosmique devenu homme-dieu, tel est l'acte de foi de Jean réduit à son
essentiel... autrement dit : une foi en l'homme.
Or Jean - comme je l'ai expliqué
dans mes ouvrages - a voulu faire descendre le logos, du ciel dans un saint
conseil essénien, en espérant qu'à force de monter sur la croix, un saint se
révèlerait comme le fils de Dieu en ressuscitant des morts. Vœu pieux ou
espérance vécue ? C'est la deuxième alternative qu'ont retenue les Pères
de l'Eglise. Et c'est ainsi, comme vous le dites très justement, qu'une
religion révélée a pris le pas sur la philosophie en en faisant sa servante
jusqu'aux temps modernes.
Dans mon site internet, j'explique que le
tableau de Van Eyck "la Vierge au chancelier Rolin" est en réalité un hymne à
la Bourgogne. Un peu plus loin, au plus fort du danger, c'est le cri "A moi,
l'Auvergne!" que l'Histoire a retenu.
Le tableau de Van Eyck n'est qu'un exemple
parmi d'autres. La religion n'est bien souvent qu'un paravent. Les
patriotismes en ont usé et abusé, pour le mal, mais aussi pour le bien.
Aujourd'hui, quoiqu'on dise, les patriotismes sont toujours là, bien vivants.
l'Europe des nations n'est pas qu'un simple rêve éveillé et même s'il ne veut
pas dire son nom, c'est bien un patriotisme de la terre et du monde qui anime
l'esprit d'un nombre de plus en plus grand de nos concitoyens.
E. Mourey, le 12 mars 2004
Ancien officier de carrière d'origine
saint-cyrienne, après une carrière courte qui l'a mené pendant cinq ans en
Afrique du Nord, Emile Mourey a quitté l'armée avec le grade de
lieutenant-colonel. Il est l'auteur de dix ouvrages dont sept publiés. On peut
en consulter les résumés détaillés sur son site internet. Latiniste, intéressé
depuis son plus jeune âge par l'Histoire et l'Archéologie, il a redécouvert les
sites de Gergovie et de Bibracte dans les villages médiévaux du Crest et de Mont-Saint-Vincent.
Paradoxalement, cette importante découverte qui révolutionne toute la
compréhension de notre Histoire, en passant par l'Ancien Testament jusqu'au
Christ, a tellement dérangé les technostructures en place que les médias ont
choisi d'étouffer l'affaire.
Emile Mourey s'est beaucoup posé de
questions sur le patriotisme de ses ancêtres. Après avoir sauvé de la ruine un
château du XVII ème siècle et en dépit de toutes les difficultés qu'il
rencontre, il a préféré consacrer la fin de sa vie à ses travaux de
restauration.
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